Qui aurait parié que ce nom chinois Laopu (littéralement «vieille boutique») ferait chavirer le cœur d’une génération branchée sur TikTok? En jouant la carte du patrimoine, cette maison chinoise bouscule les codes du luxe: adieu l’or 18 carats policé à l’occidentale, place au 24 carats massif, jaune éclatant, généralement sculpté de motifs traditionnels assumés. Loin d’être poussiéreuse, la «vieille boutique» séduit une jeunesse avide de racines et de symboles, au point d’affoler la bourse de Hong Kong. Derrière le folklore doré, une réussite marketing qui transforme la nostalgie en or et l’héritage artisanal en profits bien réels.
On a attendu que la Chine s’éveille à l’Occident, qu’elle le digère petit à petit, qu’elle en absorbe toute la substantifique moelle et qu’elle le copie… avec talent. Elle a réalisé tout cela à la vitesse «grand V». Aujourd’hui, elle est prête à faire sa propre révolution dans le luxe. Et nous en restons les premiers étonnés. Attention, Cartier, Van Cleef & Arpels, Hermès et quelques autres: la forteresse du luxe est attaquée!

Le patron de Laopu Gold est un aimable sexagénaire qui, après une longue carrière dans le fonctionnariat de Chine continentale, a basculé dans le privé au milieu des années 90. Diplômé en «pêche douce» (filière aquacole), il débute sa carrière au bureau des élevages et produits aquatiques de Yueyang dans l’Hunan. En 1995, il rejoint une entreprise régionale de gestion d’investissements touristiques. En 2004, il fonde Golden Treasury dédiée aux produits culturels, objets décoratifs, bijoux, souvenirs. Mais en 2009, flairant le retour en force des pratiques traditionnelles chez les jeunes Chinois (visites de temples, retraites spirituelles, achats d’or porte-bonheur), il lance Laopu Gold. L’entreprise valorise les savoir-faire traditionnels de l’or 24 carats, mobilisant des techniques anciennes, leur associant un marketing moderne centré sur le «Heritage Gold»: l’art de transformer le patrimoine en luxe contemporain.

Designs contemporains ancrés dans la culture
Les créations de Laopu mêlent avec habileté des motifs traditionnels (fleur de lotus, gourde porte-bonheur, dragon, phénix, citrouille ou symboles bouddhiques) à un design contemporain qui séduit une génération de jeunes adultes éduqués et hyperconnectés. Certaines pièces, serties de pierres précieuses, y gagnent encore en symbolique et en valeur. Dans le climat économique actuel incertain, la présence d’or pur rassure autant qu’elle affirme un style personnel.
Traditionnellement, en Chine, les bijoux en or se vendent au poids, calculés au gramme selon le cours du jour, avec une marge de fabrication minime. Le prix varie donc au gré du marché, presque en temps réel. Laopu Gold a cassé ce schéma: ses créations s’affichent à prix fixe, comme chez les joailliers occidentaux. La valeur des bijoux s’appuie sur des styles exclusifs, des éditions limitées et une forte charge symbolique. Le client n’achète plus seulement une quantité d’or, mais un bijou porteur de tradition intégrant la création, le design, le savoir-faire, le marketing; bref, toute la dimension «marque de luxe». Côté transparence, le client y perd, mais les marges sont bien mieux protégées. À ce niveau, ce n’est pas à M. Xu qu’il faut apprendre à sortir son boulier! Sa marge brute est de plus de 40 pour cent, bien supérieure à la moyenne de 22 pour cent chez ses principaux concurrents que sont Chow Tai Fook, Chow Tai Seng ou Lao Feng Xiang.

Une grosse quarantaine de boutiques
Avec ses quelque quarante à cinquante points de vente en Chine continentale et un flamboyant magasin récemment inauguré à Singapour, on pourrait croire que Laopu joue «petit bras» face à ses innombrables concurrents chinois. Mais c’est volontaire! L’entreprise n’est pas contre cultiver la rareté et entretenir ce que les Chinois appellent l’effet «FOMO» (Fear Of Missing Out) ou la peur de passer à côté d’une expérience exclusive. Les queues se créent presque instantanément à l’entrée de chaque boutique. À cela s’ajoute une réalité moins glamour: les artisans capables d’un travail digne de la Cité interdite ne sont pas légion. Selon une enquête, moins de 200 artisans en Chine maîtriseraient encore la technique traditionnelle du filigrane, et à peine une cinquantaine mériterait le titre de maîtres. Faute de pouvoir former en interne, Laopu collabore avec des artisans héritiers de ces savoir-faire impériaux. Ces partenariats illustrent autant la rareté des talents que la volonté de l’entreprise d’ancrer son image dans l’excellence.

Quand la bourse va, tout va!
S’ancrer dans la tradition est probablement une excellente chose, mais convaincre les marchés en est une autre. Et là, Laopu frappe fort: en 2025, ses ventes en boutique ont triplé et celles en ligne, selon le «Financial Times», ont été multipliées par cinq! Résultat: une capitalisation boursière de plus de 170 milliards dollars de Hong Kong (env. 18 milliards de francs suisse), dépassant des mastodontes comme Chow Tai Fook. Au premier semestre de 2025, la croissance s’est encore accélérée avec une évolution du bénéfice de +279 pour cent sur une année. Pendant que les géants occidentaux du luxe souffrent de reculs à deux chiffres, Laopu affiche des performances insolentes. Depuis le début du siècle, le PIB chinois a été multiplié par treize! Cela explique que les consommateurs locaux puissent s’offrir du luxe et, qui plus est, du luxe chinois.

Perspectives d’avenir
Les économistes chinois (et les autres) savent bien que cette ascension fulgurante ne pourra pas aller jusqu’au ciel! Et, ironie du sort, un des obstacles pourrait venir d’une cause étonnamment triviale. L’an dernier, le nombre de mariages est tombé à un plus bas historique. Au premier semestre 2024, seules 3,4 millions d’unions ont été enregistrées, soit 498’000 de moins qu’un an plus tôt. Moins de mariages, ce sont moins de cadeaux, et une chute de 26,68 pour cent de la consommation de bijoux en or sur la même période.
En Chine, comme ailleurs, la consommation de bijoux connaît un certain ralentissement. Et si les acheteurs optent pour un bijou un peu traditionnel en or fin, ils risquent d’avoir du mal à le revendre sans perte, compte tenu des marges pratiquées par la marque.
Néanmoins, pour de nombreux analystes, l’éclat de Laopu n’a rien d’un feu de paille spéculatif: il s’inscrit bien dans une tendance de fond appelée à durer. À suivre… avec intérêt!
Catherine De Vincenti
