Dans l’histoire très masculine de la maison Fabergé, une silhouette se détache avec élégance et discrétion: Alma Theresia Pihl. Fille de Knut Oscar Pihl, joaillier en chef de Fabergé à Moscou, et nièce d’Albert Holmström, responsable de la création et un des grands maîtres d’œuvre de la maison, la jeune Alma aurait pu se contenter d’être «la petite main douée» du clan. Mauvaise pioche pour les préjugés: elle s’imposera comme l’un des esprits les plus inventifs de Fabergé, et signera, excusez du peu, l’un des œufs impériaux les plus célèbres du règne de Nicolas II, celui qui continue de faire frissonner les collectionneurs après plus d’un siècle, l’Œuf d’Hiver.
Née en 1888 à Moscou, Alma Pihl entre chez Fabergé presque par accident: on lui confie, dit-on, un travail «de dessin technique». La jeune femme, douée d’un talent rare de dessinatrice, reproduit avec une précision méticuleuse tous les bijoux réalisés par la maison, afin qu’ils figurent dans les livres de stock. Grâce à ses dessins, les devis et factures seront calculés au rouble impérial près, transformant ce travail apparemment administratif en véritable fondement de l’exactitude financière de Fabergé.

D’Emmanuel Nobel au Tsar Alexandre III
À l’âge de 23 ans, elle se voit confier par son oncle, une mission délicate: concevoir une quarantaine de broches pour le baron du pétrole Emmanuel Nobel, qui souhaitait les offrir aux épouses de ses clients. Une petite commande à réaliser au prix le plus étudié. Alma choisit le thème de l’hiver évoquant des fleurs de givre, du cristal de roche, un matériau qui n’est pas trop onéreux, ajoute quelques petits diamants sur platine et c’est parti! Le succès de ces premiers designs la propulse directement vers un projet bien plus ambitieux: concevoir l’extraordinaire écrin de givre offert par le tsar Alexandre III à la tsarine Maria Feodorovna. Ce qui deviendra l’Œuf d’Hiver (1913) n’est pas seulement un tour de force de joaillier, c’est une démonstration de poésie glacée, un morceau de saison encapsulé. Une sorte d’hiver perpétuel, version haute joaillerie capable de «rafraîchir» la Sibérie entière.

Alma, l’aiguille de givre de Fabergé
Son motif «givre», Alma ne l’avait pas inventé en compulsant des traités d’art décoratif, mais en observant les carreaux gelés du bureau de l’atelier moscovite. On a connu moins inspiré comme point de départ pour un chef-d’œuvre. L’objet fut facturé 24 700 roubles impériaux, ce qui, si l’on s’amuse à convertir en or fin, pourrait avoisiner les deux millions de francs suisses d’aujourd’hui. Ce que l’on sait pour sûr, c’est que le tsar n’a jamais demandé de devis et qu’il a payé rubis sur l’ongle. À l’époque, c’était probablement un budget impérial, mais qui paraîtra presque modeste lorsque l’Œuf d’Hiver battra des records aux enchères.
La révolution et l’exil
En 1921, Alma, son mari et ses frères fuiront la Russie pour se réfugier en Finlande, loin du faste impérial déchu. Durant vingt-trois ans, elle enseignera l’art avant de prendre sa retraite en 1951. Elle ne parlera pratiquement pas de son épisode russe et ne fera plus jamais de bijoux. Sa carrière vertigineuse a été coupée nette dans son élan par la révolution. Si un ouvrier n’avait pas recueilli un carnet de dessins rempli de ses croquis, on ignorerait probablement aujourd’hui qui était la designer sublime de l’un des cinquante œufs impériaux. Le carnet, précieux témoignage de son talent, fut racheté par Wartski, maison londonienne qui s’est fait une spécialité des Fabergé, et qui a ainsi permis de préserver la mémoire de l’une des figures féminines les plus fascinantes de la joaillerie russe.

L’œuf impérial en chiffres
L’Œuf d’Hiver ne s’est pas contenté de séduire les yeux, il a également séduit les marteaux des enchères. Sa première apparition publique eut lieu chez Christie’s à Genève en 1994, où il fut vendu 7,26 millions de francs suisses, établissant déjà un record pour un objet Fabergé. Il repasse sous le marteau en 2002 à New York, pour atteindre la somme de 9,58 millions de dollars. Et voici que, le 2 décembre 2025, il est revenu sur le devant de la scène, cette fois-ci chez Christie’s Londres. L’estimation officielle est restée volontairement mystérieuse, indiquée simplement comme «in excess of 20 million pounds sterling», formule assez évocatrice pour faire rêver collectionneurs et médias sans livrer de chiffres exacts.
À l’heure où l’Œuf d’Hiver s’apprête à affoler une troisième génération de collectionneurs, il est temps de remettre au premier rang celle qui en fut l’architecte: Alma Pihl, la femme qui a sculpté l’hiver!
Catherine De Vincenti


