Plongée dans l’après-GPHG. Trois anciens lauréats indépendants (Petermann Bédat, Berneron et Urwerk) racontent ce que la distinction a vraiment changé pour eux une fois les lumières éteintes.
Le 13 novembre, le Grand Prix d’Horlogerie de Genève (GPHG) a refermé les rideaux de sa 25e édition. Dix-neuf catégories se sont succédé pour distinguer le meilleur de l’horlogerie. Mais une fois le palmarès révélé, d’autres histoires commencent. Ou plutôt se prolongent. Celles de l’après: l’effet d’un trophée dans un atelier, auprès d’une équipe, chez un fournisseur ou dans l’esprit d’un collectionneur. Trois lauréats (Florian Bédat, Sylvain Berneron et Martin Frei) ont accepté de se confier sur cette mécanique invisible.

Petermann Bédat: une évidence, pas une stratégie
Chez Petermann Bédat, le GPHG n’a jamais été un plan. Plutôt une évidence. Leur «histoire genevoise» tient en deux modèles, et deux prix. La Référence 1967 à seconde morte remporte en 2020 la Révélation horlogère; la Référence 2971 décroche en 2023 la Montre Chronographe. «Dès qu’on a terminé la première montre, ça allait de soi de tenter notre chance», résume Gaël Petermann. Une démarche intuitive, davantage portée par l’envie que par la stratégie. «On ne se rendait pas du tout compte de l’impact du prix.»
Et l’impact arrive très vite. Sorti en avril et primé en novembre, en pleine pandémie, leur premier modèle bénéficie d’une exposition décisive à un moment où la jeune maison ne peut rencontrer ses clients. Cette visibilité agit comme une validation immédiate et déclenche un phénomène inattendu: le désir. «Tout était vendu. Les gens nous connaissaient seulement de nom, et tout à coup, ils se sont mis à suivre la marque», raconte l’horloger. Dans un atelier qui produit 15 montres par an, une cinquantaine de clients suffisent à bloquer trois ans de production. Le prix n’a pas créé la demande: il a élargi le cercle, consolidant visibilité et légitimité.

Mais hors de question d’accélérer. La rareté impose son rythme. L’atelier compte aujourd’hui onze personnes et passera progressivement à 15 ou 16 employés, avec un objectif de 50 montres par an à l’horizon 2026, puis 80 ultérieurement. «On cherche le bon ratio: pas une trop grande équipe, mais une production cohérente.» La présence publique suit la même logique. Longtemps réduite pour éviter de mettre en avant des pièces déjà attribuées, elle s’intensifie aujourd’hui: une nouvelle montre dévoilée il y a un mois (la Référence 1825), une version cadran bleu prévue l’an prochain, et des déplacements qui reprennent (États-Unis, puis Asie du Sud-Est) pour entretenir et confirmer les relations.
Quant au GPHG, ils y retourneront. «Qu’on gagne ou non. L’an prochain, on présentera un modèle, avec moins de pression: deux montres, deux prix… On n’en demandera pas trop.» Une philosophie limpide: tenter sans tension, et laisser la montre parler.

Berneron: l’Audace qui rassure
Passé par Richemont puis Breitling, Sylvain Berneron fonde sa maison en 2022. Deux ans plus tard, il présente au GPHG la Mirage, qui remporte le prix de l’Audace. Pourtant, au départ, le designer ne souhaitait pas se présenter au concours, car un prix manqué aurait pu fragiliser l’image du projet. «Je n’avais pas besoin d’un tampon extérieur», dit-il, conscient de la vulnérabilité d’une maison autofinancée. Mais les partenaires et amis insistent: l’élan mérite d’être reconnu. Et la décision s’avère pertinente.
Les carnets étaient déjà pleins jusqu’en 2028, le GPHG n’a donc pas exercé d’influence sur la demande. Ce qu’il transforme, en revanche, c’est l’écosystème autour du projet : la façon dont les fournisseurs, les futurs collaborateurs ou les partenaires évaluent la solidité de la marque. Les échanges techniques deviennent plus fluides; la confiance s’installe plus vite, notamment sur la capacité à préfinancer des composants. La distinction agit comme un signal clair: le projet tient. Elle accélère aussi la structuration interne. Jusqu’ici, chacun travaillait depuis son propre espace, une organisation adaptée aux débuts mais vite limitée. Le prix offre l’appui nécessaire pour réunir création, technique, logistique et communication sous un même toit. Avec cette assise, Berneron peut désormais se projeter vers un atelier d’une trentaine de collaborateurs. «Mon souhait est de bâtir une marque forte et résiliente. Il faut plusieurs piliers pour éviter le syndrome de la marque monoproduit, qui devient rapidement victime des effets de mode.» Le Quantième annuel, deuxième création de Sylvain Berneron, diamétralement opposé à sa prédécesseuse, incarne à la perfection cette volonté d’amplitude.

Urwerk: la balise nécessaire à un projet hors norme
La relation entre Urwerk et le GPHG commence en 2011, avec un premier prix qui sera suivi de deux autres distinctions, en 2014 puis 2019. Pourtant, la maison n’était pas naturellement portée vers ce type d’exposition. Martin Frei se souvient d’une époque où ils se vivaient comme «les jeunes rebelles», peu enclins à se montrer. En 2011, l’idée de monter sur scène les mettait si mal à l’aise qu’ils avaient envisagé d’envoyer un collaborateur «en combinaison de moto» pour recevoir le trophée. Puis vient la soirée de 2014, marquante. Urwerk présentait l’EMC, la première montre mécanique équipée d’un module qui mesure sa propre précision, permettant d’observer l’influence de l’environnement, de corriger les variations et d’interagir avec son porteur. «Nous avons en fait remporté deux prix ce soir-là: celui de l’Exception mécanique, puis un second, qu’ils ont baptisé Prix de l’innovation.» Il se souvient être derrière le rideau après la première récompense lorsqu’on les rappelle: «Maintenant, il y a un deuxième prix pour ces gars un peu fous!»

Mais lorsqu’en 2019, l’AMC, pour Atomic Master Clock, arrive à maturité, la perspective change. Urwerk ne revient pas au GPHG pour «jouer le jeu», mais parce que la pièce constitue un jalon technique et conceptuel trop important pour ne pas être présentée. «Nous n’avions pas peur du risque. Le vrai risque, nous l’avions déjà pris en décidant de lancer le projet», rappelle Martin Frei, en parlant de son instrument de mesure du temps hybride, composé de deux systèmes autonomes reliés entre eux: l’Atomolithe, une base fixe, constituée d’une pendule atomique de 35 kilos logée dans un boîtier en aluminium et un élément mobile, constitué d’une montre purement mécanique pouvant se porter au poignet ou s’arrimer à sa base.
Urwerk n’avait pas de carnets pleins pour ce modèle. Le prix a servi de relais de visibilité, permettant à l’ensemble des pièces de trouver acquéreur. Mais l’effet le plus fort reste interne. «Ça a donné un vrai boost d’estime et de confiance», explique Martin Frei. Non pas une montée en puissance, mais la validation de dix années de travail sur un projet extrême, et un renforcement de la cohésion de l’équipe. Côté marché, l’impact est mesuré mais essentiel: le trophée ne dicte rien, mais il éclaire. Il donne un repère de lecture à une pièce radicale, sans infléchir la liberté créative ou l’indépendance de la maison.
Chez les indépendants, un prix ne modifie pas une trajectoire: il la rend possible. C’est ce que montrent Petermann Bédat, Berneron et Urwerk. Le GPHG ne crée ni la demande ni le succès. Il installe des conditions favorables autour de projets exigeants: il rassure les fournisseurs, crédibilise les équipes, clarifie la lecture d’une pièce ou d’une démarche. Une forme de soutien silencieux qui permet à l’indépendance d’exister pleinement, loin du bruit, dans la continuité du travail d’atelier.
Nicole Kate

