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Le dessin au service de l’art horloger

Le XVIIIe siècle n’a pas connu de véritable école publique d’horlogerie. Les autorités ont en revanche financé la création d’écoles de dessin, mises au service de l’industrie et de l’artisanat.

Dans l’imaginaire collectif, les métiers d’art liés à l’horlogerie évoquent des gestes minutieux, des décors très raffinés et l’alliance de ces gestes avec la haute technicité. Depuis une trentaine d’années, l’orientation de la montre suisse vers le secteur du luxe a contribué à mettre en avant cette dimension artisanale, voire artistique. Sa valorisation est un élément central du discours des marques, qui soulignent ainsi l’authenticité et la singularité de ces créations.

La capacité des artisans à générer de la beauté s’enracine dans une formation artistique aussi essentielle que la technique elle-même. C’est une leçon héritée du XVIIIe siècle, qui a affirmé l’importance d’articuler le goût, l’art et l’objet mécanique. À l’âge des Lumières, les autorités de plusieurs villes suisses décident donc d’investir dans l’éducation artistique des artisans et non dans la formation technique, garantie par le système d’apprentissage. Ces écoles de dessin publiques sont les ancêtres des écoles d’arts appliqués.

C’est Genève qui fonde l’établissement qui va servir d’exemple au reste du pays. En 1751, après plusieurs années de gestation, la ville concrétise un projet d’école de dessin, placé sous la direction du graveur genevois Pierre Soubeyran. La structure est d’abord destinée aux enfants des artisans âgés d’au moins douze ans. L’âge minimal d’inscription est ensuite abaissé à dix ans, soit avant le début de l’apprentissage. L’école conçoit le dessin dans une perspective utilitaire et s’adresse en priorité aux futurs tenants des professions de l’horlogerie, de l’orfèvrerie, de la gravure et des toiles peintes.

L’étude de la figure constitue le socle de l’enseignement, puisque la figure joue un rôle essentiel dans les compositions peintes et gravées qui décorent les montres, les bijoux et les objets de vertu fabriqués à Genève. Soubeyran initie également les élèves au dessin mathématique, exécuté à la règle et au compas, ainsi qu’au dessin de paysage et des éléments naturels. Le cursus développé par le professeur (par ailleurs auteur de l’article «Montre, chaînette de» de l’«Encyclopédie» de Diderot et d’Alembert) vise à sensibiliser les artisans au goût artistique et à éduquer leur œil à reconnaître les structures des objets et des corps que leur travail va reproduire. Cette éducation visuelle s’inscrit dans une vision plus large, où l’éducation de l’œil se combine à l’éducation et au raffinement de l’esprit. Elle n’est du reste pas exempte de considérations commerciales. Un jeune éduqué trouvera plus facilement une place d’apprentissage, dont il pourra limiter les coûts grâce à la formation déjà reçue; de même, un artisan doté de sens esthétique sera plus à même de travailler des pièces plus réussies et, par conséquent, plus désirables et plus chères.

La formule rencontre un succès immédiat et les soixante places disponibles sont prises d’assaut, si bien qu’une liste d’attente devient nécessaire. Quelques jeunes doivent attendre jusqu’à deux ans avant d’être admis. Plus de la moitié des inscrits provient du monde de la Fabrique genevoise, qui réunit les métiers de l’horlogerie, de l’orfèvrerie et de la gravure.

Un concept qui fait école

Comme on l’a dit, l’exemple de Genève fait des émules, notamment dans les territoires de Suisse alémanique. Bâle, Zurich et Berne s’y intéressent dans les années 1760; suivent Lucerne et Saint-Gall dans les années 1780. Quelques années avant la Révolution, l’autre grande région horlogère de Suisse s’inspire enfin également du modèle genevois. En 1787, la ville de Neuchâtel ouvre sa propre école de dessin, destinée aux secteurs économiques les plus compétitifs du canton, c’est-à-dire l’horlogerie et l’indiennage. À la différence de l’établissement genevois, celui de Neuchâtel s’insère toutefois dans un vaste projet didactique. Il est lancé par les autorités à la suite du legs, reçu par la ville, d’une très grande partie de la fortune du commerçant neuchâtelois David de Pury, figure aujourd’hui controversée en raison de ses liens avec l’esclavage.

Neuchâtel décide en effet d’investir une portion conséquente de cet argent dans la réforme de son système scolaire. En 1787, elle aboutit à la gratuité de l’école pour tout enfant âgé dès cinq ans, fille ou garçon. L’établissement consacré à l’enseignement du dessin constitue la deuxième étape de cette ambitieuse entreprise, complétée par la fondation d’une bibliothèque publique vouée à promouvoir l’éducation et l’industrie.

Mis au service de l’art horloger, le dessin s’avère enfin posséder de multiples vertus, à la fois esthétiques, intellectuelles et économiques. L’histoire des écoles de dessin publiques du XVIIIe siècle nous parle d’une formation artistique considérée non pas comme un simple ornement, mais comme un fondement culturel et un apport essentiel au tissu industriel de tout un pays.

Rossella Baldi

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