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Raúl Pagès, la consécration après le doute

L’horloger indépendant des Brenets vient de décrocher le Prix de la Montre Louis Vuitton pour les Créatifs Indépendants, pour son Régulateur à détente RP1. Une consécration après des débuts difficiles. Rencontre.

C’est un rêveur, voire un idéaliste. Tous les passionnés se reconnaitront. Dans le sous-sol d’un petit immeuble historique des Brenets, en bordure d’un champ, il a aménagé un atelier miniature d’horlogerie. Aucune enseigne, aucune plaque ne permet d’identifier les lieux. C’est dans cette discrétion voulue qu’il lança sa carrière d’indépendant en 2012. Un nouveau défi qui a failli s’arrêter net en 2013 déjà. Cette année-là, il présente en effet, en marge du SIHH à Genève, sa première pièce, un automate Tortue, petit chef-d’œuvre de mécanique fine. L’admiration est unanime, les compliments pleuvent. Mais de commande, aucune! Dix ans plus tard, Raúl Pagès a fait du chemin: il est l’heureux lauréat de la première édition du Prix de la Montre Louis Vuitton pour les Créatifs Indépendants, pour son Régulateur à détente RP1.

Né au Val-de-Ruz il y a quarante ans, Raúl Pagès a toujours été attiré par l’artisanat, le travail fait à la main. «J’aime particulièrement le dessin, le graphisme», souligne-t-il. Un stage à l’Ecole d’horlogerie du Locle le persuade de se former dans cette voie. Il obtient son CFC en 2002, qu’il parachève immédiatement d’une spécialisation en restauration et complication horlogère, suivi d’une seconde en construction horlogère. «Je voulais être le plus complet possible!», s’amuse-t-il aujourd’hui.

 

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Le Régulateur à détente RP1, pour lequel Raúl Pagès a été primé, révèle une montrebracelet à remontage manuel en acier, équipée d’un mouvement à échappement à détente unique en son genre.

Se nourrir de mécanique ancienne

Il fait ses premières armes chez Parmigiani à Fleurier, au sein de l’atelier de restauration. Passent alors entre ses mains un pistolet à oiseau chanteur du Musée Patek Philippe, des Œufs automates de Fabergé ou encore des montres anciennes à grandes complications. «Grâce à la très grande réputation de Michel Parmigiani, on voyait passer des pièces exceptionnelles», relève Raúl Pagès.

Pendant six ans, le jeune horloger va se nourrir de mécanique ancienne, apprenant beaucoup sur son histoire et ses techniques. Il réalise à la main des composants qui n’existent plus, décrypte les savoir-faire ancestraux, admire l’ingéniosité des inventeurs. Jusqu’à souhaiter les imiter. «A force de restaurer ces chefs-d’œuvre, on en vient à avoir beaucoup d’idées. Et j’ai eu envie de créer ma propre pièce.»

Passionné d’automates, il se lance alors dans la conception 3D d’une tortue. Le soir après le travail, devant l’ordinateur, il passe une année à laisser libre cours à sa vision du métier: «Je voulais certes reproduire un objet du XIXe siècle, mais de manière contemporaine, avec un mouvement visible et des décorations de haute horlogerie.»

 

Raúl Pagès, horloger indépendant aux Brenets.

Grande désillusion

Puis en 2012, c’est le grand saut. N’écoutant que son cœur, il quitte Parmigiani et engloutit toutes ses économies dans l’achat d’équipements pour son atelier d’horlogerie. Durant un an supplémentaire, il façonne l’ensemble des quelque 300 composants à la main, donnant lentement vie à son rêve. La carapace gravée et émaillée est en or 18 carats, de même que les pattes et la tête. Les griffes sont serties de diamants et les yeux ornés de saphirs. Se remontant à l’aide d’une clé, la tortue avance en bougeant les pattes et la tête.

Pièce unique, elle devait inaugurer une série très limitée tout aussi unique. Cela ne s’est jamais fait. Bien que surdoué, Raùl Pagès n’enregistre aucune commande. «Le marché des indépendant n’était pas ce qu’il est aujourd’hui, c’était compliqué, se remémore-t-il. J’ai été un peu découragé à l’époque, j’aurais voulu continuer dans les automates. Mais je voulais ma propre montre aussi…»

Déçu mais pas brisé, il se remet rapidement en selle grâce à la restauration. «Ça m’a permis de payer les factures.» Puis deux ans plus tard, tenace, il sort enfin sa montre. «Je n’avais pas le financement pour développer un mouvement. J’ai donc acheté des ébauches de calibres Cyma des années 1950, que j’ai entièrement retravaillé, avec des finitions haut-de-gamme et un grand balancier fait main.» Baptisée Soberly Onyx, cette trois aiguilles très élégante fut réalisée à 10 exemplaires seulement, tous écoulés.

Un supplément d’âme

Le succès sourit enfin à Raúl Pagès. Mais il n’a pas encore atteint l’objectif qu’il s’était fixé: développer, concevoir et réaliser entièrement à la main une montre complète ! Il se lance dans ce projet fou en 2019. Durant trois ans, l’horloger va s’évertuer à miniaturiser et fiabiliser un échappement à détente pivotée, jadis utilisé dans les chronomètres de marine. Très précis, le mécanisme est cependant fort vulnérable aux chocs, ce qui l’a longtemps rendu incompatible avec les contraintes subies par une montre-bracelet.

La solution – évidemment brevetée – viendra d’un bec, lequel prolonge la détente jusqu’à l’axe du balancier. En cas de secousse, ce bec vient alors s’appuyer sur un plateau de l’axe, empêchant ainsi l’échappement de dysfonctionner. «Ça a été un vrai challenge», se remémore l’horloger. Une grande précision du mouvement qui trouve son pendant dans le choix de l’affichage: le régulateur.

Côté design, bien que très sobre, cette pièce en acier de 38,5 millimètres de diamètre recèle mille détails: chaque composant, visible ou non, est anglé, poli, satiné ou cerclé à la main; sur le rehaut des minutes, de fines entailles marquent les divisions, amenant de la clarté à la lecture; le bleu du compteur des secondes, quant à lui, est celui créé par Le Corbusier, dans sa palette de couleur Polychromie Architecturale de 1959.

Ce Régulateur à détente RP1 fera un carton dès son lancement en 2022. A tel point que Raúl Pagès ne prend aujourd’hui plus de commande. Ses particularités techniques et esthétiques, alliées au fait que cette pièce – fait rare – est entièrement l’œuvre d’un créateur indépendant, ont très vite plu aux collectionneurs…, ainsi qu’aux membre du jury du Prix de la Montre Louis Vuitton. «Honnêtement, les cinq finalistes auraient pu gagner, lâche-t-il humblement. Ce qui a fait la différence, m’a-t-on dit, c’est le supplément d’âme qui transpire de cette pièce.»

L’avenir, Raúl Pagès le voit désormais avec sérénité. Les 150 000 euros ainsi que l’année de mentorat auprès de la Fabrique du Temps Louis Vuitton offert par le Prix, vont lui permettre de développer une nouvelle collection, «certainement des montres automates». Dans l’immédiat, il prépare sa venue à Genève avec l’Académie horlogère des créateurs indépendants (AHCI) – dont il est membre – la deuxième semaine d’avril, en marge du salon de l’horlogerie Watches & Wonders.

Quant à la Torture, sa première pièce, elle est toujours en sa possession. «Aujourd’hui, je n’ai plus envie de la vendre!»

Fabrice Eschmann