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«Rolex est devenue une société financière qui fabrique aussi des montres»

L’historien Pierre-Yves Donzé sort son 12e ouvrage sur l’industrie horlogère, «La fabrique de l’excellence». Dans cette enquête de quatre ans, le chercheur met en lumière la manière dont Rolex est parti à la conquête du monde, pour devenir aujourd’hui un véritable empire. Interview.

Rolex n’est pas une marque horlogère. C’est une énigme. Avec plus de dix milliards de francs de chiffre d’affaires en 2023 selon Morgan Stanley Research, elle s’octroie 30 pour cent de part de marché au niveau mondial. C’est plus que l’ensemble de Swatch Group (17 marques, dont Omega et Longines); plus aussi que les quatre viennent-ensuite réunies (Cartier, Omega, Patek Philippe, Audemars Piguet).

Jamais démenti même durant la «crise du quartz», ce succès est entouré de secrets. Et pour cause: l’entreprise n’ouvre pas ses archives aux chercheurs; elle n’est pas cotée en Bourse, elle ne possède pas de musée, ne publie pas d’ouvrages historiques.

De quoi susciter l’intérêt de Pierre-Yves Donzé. L’historien neuchâtelois et professeur à l’Université d’Osaka est connu pour avoir mis en lumière la production à l’étranger de composants destinés à l’horlogerie suisse. Habitué des ouvrages «non-autorisés» (notamment sur l’histoire de Swatch Group), il signe aujourd’hui son douzième livre sur l’industrie horlogère: «La fabrique de l’excellence».

Cette véritable enquête de quatre ans basée sur des sources indirectes révèle par exemple que jusque dans les années 1950, Rolex est une entreprise de taille moyenne qui suit les stratégies de ses concurrentes pour faire sa place dans l’horlogerie suisse; que le discours sur la «triple exceptionnalité» (des montres exceptionnelles, inventées par un homme exceptionnel, pour des personnes exceptionnelles) est une construction marketing mise en place après la Seconde Guerre mondiale; ou encore qu’une agence de publicité américaine en est à l’origine. Entretien avec l’auteur.

Gold’Or: Comment vous est venue l’idée d’écrire un livre sur l’histoire de Rolex?

Pierre-Yves Donzé: Je précise tout de suite que ce n’est pas une commande. En tant qu’historien, j’avais envie de comprendre: Rolex est devenue N°1 il y a 50 ans et l’est toujours restée. C’est fascinant! De plus, s’il existe des centaines de livres sur Rolex, ceux-ci sont plutôt des catalogues de montres. Il n’existe pas de livre historique sur Rolex.

Comment l’expliquer?

Cela s’explique par l’absence de sources directes. Rolex n’ouvre ses archives à personne de l’extérieur, ni n’accepte d’entretiens. Je n’ai pas eu de traitement de faveur. Mais il existe par contre une quantité extraordinaire de sources indirectes, comme la Feuille officielle suisse du commerce (FOSC), les brevets ou les archives fédérales, cantonales, des musées d’horlogerie, des syndicats professionnels, la Chambre suisse d’horlogerie voire de pays comme l’Angleterre ou les Etats-Unis. J’ai pu rassembler quelque 1000 correspondances. C’est comme un puzzle.

Ce livre n’aurait pas pu être mon premier, car la particularité de ces documents, c’est que l’on tombe souvent dessus par hasard. Il m’a fallu toute mon expérience et ma connaissance des archives pour y parvenir.

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Dans «La fabrique de l’excellence», l’historien Pierre-Yves Donzé s’intéresse à Rolex, dont la réputation est d’être autant hermétique que ses montres Oyster.

Rolex, que l’on surnomme ironiquement La Firme, est connue pour être particulièrement tatillonne. Vous n’avez pas peur d’une certaine forme de représailles?

Non je n’ai pas de crainte. J’ai fait les choses consciencieusement. L’idée n’était pas de critiquer ou de révéler des secrets, mais d’expliquer la construction et le fonctionnement de cette marque. J’ai aussi usé de diplomatie en informant dès le départ le directeur Jean-Frédéric Dufour de ma démarche. Je ne voulais pas laisser circuler des rumeurs sur ce que je faisais. Et jusqu’à présent, j’ai d’excellentes relations avec Rolex.

La marque a-t-elle demandé à relire votre manuscrit?

Non, personne n’a rien demandé. Il est possible que certaines de mes hypothèses soient erronées, mais je préférais travailler en toute indépendance. C’est la méthode académique…

Avez-vous envoyé un exemplaire de votre livre à Jean-Frédéric Dufour et avez-vous eu un retour?

Il a reçu un exemplaire une semaine avant la parution. Mais pour l’instant, je n’ai pas de retour.

Quelle est la principale découverte que vous avez faite dans vos recherches?

Le rôle qu’a joué l’agence américaine de publicité J. Walter Thompson: depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à récemment, elle n’a pas été qu’un simple sous-traitant, mais un véritable acteur du succès de Rolex, très engagée dans l’élaboration du concept de «triple exceptionnalité». C’est elle qui a prôné la réduction de la pléthore de modèles pour ne conserver que les icônes, qui a créé «la légende Hans Wilsdorf» et qui a transformé les clients exceptionnels de la marque en ambassadeurs. J’ai compris tout cela grâce à des centaines de procès-verbaux de séances que j’ai retrouvés.

Avez-vous eu d’autres surprises?

Je me suis rendu compte, grâce à la FOSC, que Rolex Bienne Holding et Rolex SA (Genève) n’étaient pas aussi séparées qu’on le croyait. Historiquement, Montres Rolex SA à Genève et Manufacture des Montres Rolex SA à Bienne sont devenues des entreprises distinctes dans les années 1940, la seconde étant le fournisseur exclusif de mouvements à la première. On a longtemps cru les deux entités hermétiques l’une à l’autre. Mais j’ai découvert que Hans Wilsdorf, puis André Heiniger (ndr: patron de Rolex de 1963 à 1992) ont siégé au Conseil d’administration de la société biennoise; et vice-versa pour les familles Aegler et Borer (ndr: fondatrices de la manufacture de mouvements), qui ont siégé à Genève.

Il se murmure que Rolex réaliserait aujourd’hui plus d’affaires dans l’immobilier qu’en vendant des montres. Avez-vous appris quelque chose à ce sujet?

Non, on entre là dans le secret des Dieux! Mais comme Rolex appartient à une fondation et ne distribue pas de dividendes, elle réinvestit l’entier des bénéfices. On peut imaginer qu’elle le fasse en Bourse et dans l’immobilier. Peut-être que Rolex est aujourd’hui devenue une société financière qui fabrique aussi des montres…

Un point de crispation dans l’horlogerie suisse est le nombre de composants fabriqués à l’étranger, notamment en Asie. Rolex reste-elle au-dessus de tout soupçon?

Je n’ai rien trouvé, pas la moindre preuve d’une internationalisation de la production. Rolex n’a jamais investi dans une usine en Asie. Si j’avais trouvé quelque chose, j’en aurais discuté avec eux. Mais non. Selon moi, c’est une des sociétés horlogères suisses les plus pures.

Quels sont vos projets pour la suite, quelle société horlogère allez-vous mettre sur le grill?

Je n’en ai pas encore. Mais j’aimerais élargir mon horizon aux industries créatives. La mode m’intéresse beaucoup, elle présente quelques similarités avec l’horlogerie.

Fabrice Eschmann

Info
Pierre-Yves Donzé, «La fabrique de l’excellence»
Editions Alphil, coll. Les routes de l’histoire, 300 p.
ISBN 978-2-88950-241-7

Photo: Reconnaissables entre toutes, les montres Rolex sont un signe de prestige. Ici, le modèle 2024 de l’Oyster Perpetual Day-Date 40 en or Everose 18 ct.

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